dimanche 20 janvier 2008

L'incroyable odyssée de onze sportifs irakiens



LARNAKA (Chypre) ENVOYÉE SPÉCIALE

Alors c'est vous, les Irakiens de l'équipe de taekwondo disparue ?" Face aux policiers médusés, ils ont répondu d'un hochement de tête collectif, encore inconscients de l'agitation médiatique provoquée dans l'île de Chypre par leur disparition, le 10 janvier, de l'Hôtel Kasgar Court à Kyrenia, petit port de la République turque de Chypre nord (autoproclamée), où ils avaient été invités pour une série d'entraînements avec l'équipe locale.

Cinq jours plus tard, "réapparus" devant un commissariat de Larnaka, dans la partie sud de l'île, sur le territoire de l'Union européenne, ils se sont contentés de présenter leurs passeports, expliquant qu'ils étaient entrés à Chypre pour déposer une demande d'asile politique. Et qu'il n'était pas question de retourner en Irak. "Une heure de pause pendant les entraînements, raconte l'un d'entre eux. Le temps de passer à l'hôtel, d'enfiler nos survêtements et de nous sauver ! Nos valises et nos équipements, on a tout laissé dans nos chambres." C'est ainsi que les onze Irakiens de l'équipe de taekwondo sont partis en cavale, contre l'avis de leur capitaine, Taha Al-Azzawi, qui, impuissant et furieux devant cette désertion massive, les aurait regardés partir en jurant qu'il allait alerter la police.

Sur les détails de cette échappée belle : "No comment." Ils ne diront rien, excepté la petite fortune - 5 000 dollars par personne - qu'ils auraient cédée aux passeurs pour traverser la "ligne verte" coupant Chypre en deux. La présence d'une vieille femme, mère d'un des sportifs, de deux enfants et d'un nourrisson malade, compte parmi les nombreux mystères entourant le déroulement de ce voyage. La condition physique des taekwendoïstes en est un autre. Dans le hall de l'hôtel Sunflower à Larnaka, devenu quartier général et salle des pas perdus pour des dizaines de demandeurs d'asile originaires du Moyen-Orient, les huit "athlètes" qui ont accepté de se confier sont dans un piètre état.

Moustafa (il n'a pas souhaité donner sa véritable identité), 36 ans, a le bras gauche invalide et une double cicatrice sur le haut du crâne. En 2006, des miliciens l'ont enlevé avec son père, dans le quartier d'Adhamiya, où ils vivaient, à Bagdad. Son père a été exécuté. Moustafa a été laissé pour mort, jeté sur le bord d'une route, une balle dans la tête. Il a repris connaissance à l'hôpital après 38 jours de coma. Alaa, 30 ans, a failli brûler vif dans sa voiture, en 2006, dans une embuscade au check-point d'une milice, non loin de sa ville de Baaqouba, au nord de Bagdad. Saleh, 17 ans, a été enlevé à deux reprises, alors qu'il était chez lui. Entre-temps, son père a été assassiné. "Les arts martiaux m'ont appris à me défendre, mais pas contre des kalachnikovs", dit-il, le regard noir.

Ahmed résidait avec son épouse (elle aussi membre de l'équipe) à Haditha, et ne supportait plus leur vie là-bas : "On était pris au piège entre les troupes américaines qui nous arrêtent et nous emprisonnent quand ça leur chante, les explosifs sur les routes et les terroristes d'Al-Qaida." Il est le jeune père d'une fillette de trois mois, qu'il fallait écarter à tout prix de "cette fureur irakienne". Le bébé, arrivé malade à Chypre, a passé ses premiers jours à Larnaka d'hôpital en hôpital. "Une future grande sportive", se rassure-t-il.

Ces Irakiens ont pour seul point commun d'être sunnites. "Rien d'étonnant, explique Moustafa. Les sportifs chiites s'entraînent en Iran, tandis que les sunnites vont en Turquie ou en Jordanie. C'est mieux comme ça." Les doboks (tenue d'entraînement) sont restés aux vestiaires, pas les cauchemars. Moustafa et Alaa ont emmené leurs téléphones contenant des vidéos les montrant, Moustafa, crâne rasé, deux plaies béantes de chaque côté de la tête et, Alaa, le dos et les bras recouverts de brûlures. Ce ne sont pas des "preuves" destinées aux services de l'immigration.
Selon la législation en vigueur dans la République de Chypre, ils recevront automatiquement - exception faite des seuls nationaux irakiens et palestiniens - l'asile territorial, une protection subsidiaire qui leur permettra de rester et de travailler pendant un an avant que leur cas ne soit réexaminé. Ces images, les deux hommes les conservent pour, disent-ils, "les montrer à (leurs) enfants" installés en Syrie, "afin qu'ils se souviennent".

Ces dernières années, ils n'ont retenu du sport en Irak que deux événements : la découverte, le 17 juillet 2007, de treize cadavres, tous membres de l'équipe nationale de taekwondo, qui avaient été enlevés plus d'un an auparavant entre Fallouja et Ramadi. Ils se rendaient en Jordanie avec l'espoir de se qualifier pour les Jeux olympiques de Pékin. Deux jours plus tôt, le président du comité olympique irakien, Ahmed Abdel Ghafur Al-Sammaraï Al-Hajji, avait été enlevé en plein coeur de Bagdad par des hommes portant des uniformes de police. Personne ne l'a plus jamais revu depuis.

Le Comité international olympique (CIO) avait alors déclaré qu'il allait prendre des mesures pour faciliter les entraînements de sportifs irakiens à l'extérieur de leur pays. Pour la petite équipe de "bras cassés", ces meurtres en série avaient surtout renforcé leur conviction qu'il fallait fuir. Mais la décision finale, affirment-ils, a été prise lors d'une discussion houleuse, sur le pont du bateau qui les menait vers les tatamis de la Fédération chypriote turque de taekwondo.
"Ça m'a tout l'air d'être une sale histoire", commente, de l'autre côté de la "ligne verte", Phivos Christou, le représentant dubitatif de "la seule fédération de taekwondo de l'île officiellement reconnue par le CIO". Tous contacts avec les sportifs turcs ou leurs représentants ont brutalement cessé depuis 2006. Quant à la folle équipée irakienne, M. Christou a tenté en vain de la contacter. La dernière entrée légale de sportifs irakiens au sud de ce territoire à la géopolitique compliquée remonte à 2004.

La Grande-Bretagne, détentrice sur l'île de plusieurs bases militaires souveraines, avait alors demandé aux autorités chypriotes de bien vouloir accueillir les entraînements de l'équipe olympique d'Irak avant les Jeux d'Athènes. "Nous avions accepté bien sûr, raconte Andreas Stavrou, secrétaire général du Comité olympique de Chypre. Et nous savons que les conditions en Irak ne se sont guère améliorées." Il dit aussi - ironie du sort - que les uniformes de l'équipe olympique chypriote au grand complet sont sponsorisés par un homme d'affaire... irakien, installé depuis longtemps dans le sud de l'île.

A Larnaka, le hall des pas perdus de l'hôtel Sunflower recèle un dernier mystère : la présence d'au moins trois autres Irakiens, eux aussi taekwondoïstes, invités pour des matchs amicaux dans le nord turc de l'île en novembre 2007, et aussitôt passés côté sud, de façon inaperçue. Il n'est pas impossible qu'aucun d'entre eux n'ait jamais pratiqué récemment d'autre sport que celui de la survie en Irak.

Cécile Hennion
Article paru dans l'édition du 20.01.08.

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